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Le fou gueux

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Titre : Le fou gueux

Auteur : © Hervé Hesté 2017

Genre : Courte nouvelle

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Encore aujourd’hui, le vague à l’âme, je vagabonde, embrouillé par mes divagations sur le sens et les bienfaits de la vie. La carcasse rendue de fatigue, les pieds esquintés par mes godasses amochées et mes chaussettes trouées, je m'assois sur un banc rude de la place de La Liberté. Le froid de l’automne lugubre glace mes os en transperçant mes nippes et ma peau de clochard trop usées par la vie qui abuse tellement que la plupart des gens en oublient le bonheur simple d’être libre. 

 

J'avais quarante ans. La belle vie m'attrapait : Femme adorée, fillette adorable, profession enviable, bon salaire, grosse maison, belles voitures. Orphelin de la guerre, artiste sans âme, immigrant hongrois, j'avais pris racine et regreffé mes origines. Puis, tout d'un coup, plus rien. De ma haine de la vie au dégoût de la mort, qui venait de m'arracher mon ange et ma douce Éléonore, je laissais la pure liberté me séduire et étreindre mon réconfort. N'ayant plus l'envie de tout m’acheter, je devenais client privilégié de la morosité. Gagner de l’argent n’était plus ce que je voulais, mais, regagner l’art, j’en formulais le souhait. Il suffit de vouloir et alors se compose le devoir de pouvoir avoir le temps de refaire l’espace d’un être libéré. Cependant, la plus grande liberté se paie au prix de ne rien posséder. Tous mes avoirs, j'ai donc abandonné aux bonnes oeuvres de la société. Moi, Enriet Utto, de psychologue-possédant, j'enfilais les habits du philosophe-mendiant. 

 

Dix ans déjà! Pourtant sans le sou, je reste debout, la tête égale aux dominants, les oreilles harmonisées aux bruits environnants et les yeux émerveillés par les attraits ambiants. N’étant plus obligé de la gagner, je laisse à la vie une dernière chance de me choyer en tuant les quatre dimensions qui ont exécuté mes amours, anéanti ma libido et disséqué mes pulsions.

 

Encore aujourd’hui, l’espace-temps s’enfuira avec les piétons à la chasse de l’affaire unique, du travail lucratif et du coup payant. À quoi bon amasser de l’argent de papier si c’est pour le donner au grand croupier? Devant la richesse, ce plus grand mal en un mot, la pauvreté maximale demeure le moindre des maux. Si je suis juste assez riche pour me payer la misère, des joies de l'artiste, mon coeur n'en est pas déficitaire. 

 

Encore aujourd’hui, la faim tiraillera mes entrailles en vain. Les vitrines me renverront l'image d'un visage blême et amaigri par les assauts de la famine. Mais, toujours, mon nez épaté se gorgera de l'air qui chatouille mes minces narines. De mes joues creusées par la disette de vivres se profile une bouche aux lèvres pâlies par l'appétit inassouvi de survivre. À ces gens dans l’abondance, de ma voix rocailleuse, je quémanderai ma maigre pitance. Il ne faut pas avoir honte de mendier et de solliciter, car il est plus sage pour le cœur de l’incompris de demander et d’espérer béatement que de se récuser et de fulminer maussadement. Si chaque jour la dèche me réveille, toujours du lendemain je m’émerveille et jamais hier me conseille. 

 

Encore aujourd’hui, je déambulerai au hasard des ruelles sombres et sales à la quête de poubelles presque combles et frugales. Et souvent, pour me rassasier, je n’aurai que le pot et les eaux. Mais, comme itinérant volontaire et sans-abri, en tout temps et lieux, je parviendrai à bâtir mon nid. Car l'âme de la maison que j’habite, je l’ai construite dans mon corps intérieur. Le sous-sol repose sur mon cœur de pierre ollaire grand ouvert. Le grenier niche dans les méandres de mon cerveau rempli de trésors ineffables. Et les murs qui en délimitent toutes les pièces s’érigent aux frontières des univers infiniment grand et petit. De l'atome aux galaxies, mon esprit resplendit d'euphorie. 

 

Encore aujourd’hui, je passerai ma journée à me demander si la vie, la mienne, en vaut la peine; pour qui et pour quoi ? Comment puis-je encore trouver la force de vivre sans les miens? Que Dieu et le Diable viennent à mon secours et changent mon destin. À quoi bon réfléchir sur les bienfaits et les torts de l’humanité? Car les beautés de ce monde ne sont pas celles qui facilement se montrent. Souvent, elles émergent des fosses profondes et se confondent aux laideurs immondes telles les bêtises obscènes qui se nourrissent de l’instinct et de la convoitise humaine. Les vraies choses de la vie ne sont pas nécessairement celles qu’on a envie de vivre, mais, la plupart du temps, ce sont celles que l’on doit subir. À quoi bon chercher chez les autres le bonheur qui est en-soi? Qui voudrait découvrir le malheur à cent lieux s’il apprenait qu’en lui se cache le mieux? Dans ce monde cohabitent les choses qui en valent la peine et celles qui me font de la peine. Je suis pour l'effort qui humanise et contre les forts qui tyrannisent. Car la faiblesse du plus fort réside dans sa solitude face à ses conquêtes qui le craignent tandis que la force du plus faible provient de l’aide que les autres lui prodiguent sans en redouter le règne. 

 

Encore aujourd'hui, même si le genre féminin me frustre et que le genre masculin demeure rustre, j'essayerai de communiquer, car toujours je resterai fasciné par le genre humain illustre. Les mots si on les dit, l'émotion les dit encore pour que l'esprit les sublime en corps. Sinon, comment allons-nous remédier à tous les maux qui affligent la Terre, si l'on n’arrive même pas à réparer le mal d’un mot qu’on aurait voulu taire?

 

Encore aujourd’hui, la rue me traitera de pouilleux, de sagouin et de paresseux. Mes ongles longs et sales, mes cheveux et ma barbe en broussaille ne leur inspireront rien qui vaille. Ils penseront tous que je suis fou, que je ne vaux pas le coup. On se moquera de moi; on rira de mon état. Mon crâne couronné de sa vieille tuque percée leur servira de tête de Turc pour les amuser. La vérité a ce défaut d’être à tue-tête risible avant d’être à pleine tête visible. Et puis, pensez donc ce que vous voulez de moi, c’est votre droit. Pensez-en du bien ou, du mal, c’est votre choix.

 

Encore aujourd’hui, j’observerai les passants, qui déambuleront sans me voir, le regard fixe et vide, le visage mi-blasé mi-avide, à l’allure indifférente, sans se soucier de ma présence. Tip-tap! Tip-tap! Ils vont, ils viennent, le pas pressé par l’existence stressée de leur occupation quotidienne. Pourquoi s’obstiner à tant de cupidité juste pour bien paraître quand sa fortune de vivre ne profite qu’à d’autres maîtres? Si de prime abord certains paraissent mieux que moi, force est de constater que d'autres paressent encore plus que moi. S'ils prenaient le temps d’arrêter, de me respecter un peu, de me saluer, d'apprivoiser mon allure de quêteux, d’engager la conversation, ils comprendraient pourquoi le calme et la paix ont buriné les traits de mon visage et, que le sourire qui écorche ma face hurle un cri du coeur étouffé par sa carapace. Même si je ne possède pas tout, comme eux, pour être heureux, recèle en moi un trésor que j’aimerais tant leur dévoiler. Car l'envers de mon vieux corps de vie d'ange est un petit endroit d'ange heureux où se cache et dort un gars doux blond dans un gros trou d'écus d'or dur. Mais, comment expliquer à tous ces bourgeois galetteux, que sous mon apparence indigente se dissimule un être généreux? Tous les jours, je me crée du bonheur en réserve pour leur en donner. En veulent-ils seulement? Chaque jour, je les vois courir à leur perte, insouciants du sourire que je leur répète. Et pourtant, un sourire vaut mieux que d'être à l'heure lorsqu’on est à la recherche du bonheur. Car dans la générosité, il se transforme en donneur prestigieux et dans l’adversité, il devient un vainqueur prodigieux. 

 

Encore aujourd'hui, Ti-Jean viendra à passer. Je l’appelle ainsi parce qu’il affiche un air gentil, mais pas plus que les autres il a compris que je suis aussi, même à l'inverse de lui, un Jean-Ti. Et voyez celle-ci bien pomponnée, on dirait la dulcinée d’un être imaginé qui conduit sans cesse ses pas feutrés vers sa triste destinée de femme esseulée. Et encore ceux-ci qui se promènent main dans la main sans se soucier de leur prochain et de ce que deviendra demain. Comment peut-on vivre ainsi dans l’indifférence d’autrui? Ils se pensent trop intelligents pour concevoir qu’un jour le vieux solitaire pourrait à son tour leur apporter le bien-être. Ils se croient assez privilégiés pour qu’à leur bonheur le mépris que je leur inspire n'y soit pas convié. Et dire que, moi, je resterai là toute la journée à les envier de la chance qu’ils possèdent de pouvoir me découvrir si seulement ils le voulaient. Même si, au fond de moi, je sais que la clé de mon trésor n’existe pas dans cette membrane, il faudra bien qu'un jour elle crève pour que je puisse la récupérer et qu’à leur tour ils s’en gavent l’âme. 

 

Encore aujourd’hui, le poids des années écrasera mes frêles épaules et me courbera l’échine telle la bourrasque qui assujettit le saule. Des fois, je me sens lourd comme un prisonnier attaché à un boulet gros comme la Terre. Ah! Mon Dieu, implorez le Diable qu'il m’en libère! Et ainsi nous aspire la vie. À peine l'avons-nous respirée qu’il faut déjà l'expirer. Depuis une semaine, je ne viens plus épier les gens de la rue. Personne ne l’a remarqué et nul n’en est préoccupé. On ne peut pas se souvenir et regretter les restants de celui qu’on n’a jamais considéré. Mais du haut du Ciel bleu, j'ai enfin retrouvé mes étoiles chéries, qui attendaient que la fin de ma vie les regagne. Et même si tous sur la Terre n’ont pas voulu m’écouter, je sais qu’un jour ils viendront partager mon trésor, puisqu’à présent j’en possède la clé de voûte et l’éternité pour l’expliquer à tous les esprits en déroute.

 

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