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La clé de mes rêves

image wix : quais de gare

Titre : La clé de mes rêves

Auteur : © Hervé Hesté 2018

Genre : Courte nouvelle

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Je me souviens, étant enfant, que, contrairement à mes quatre frères, j’aimais jouer avec les outils de mon père pour me construire toute sorte de boîtes à savon plus bizarres les unes que les autres. Mais malheureusement, mon père était très particulier avec ses outils. Il les gardait jalousement verrouillés dans l’armoire en bois de la vieille grange. La clé du cadenas logeait en toute quiétude au fond d’une poche de ses salopettes de travail. Je n’avais accès qu’à son marteau en sa présence. La scie et la perceuse m’étaient interdites. J’ai souvent rêvé posséder cette clé, qui m'ouvrirait les portes à l'utilisation de tous ses outils durant son absence. 

 

Nous demeurions à la campagne et durant les années cinquante, la plupart des gens n’étaient pas très riches. Rares sont ceux qui possédaient une auto. La majorité des déplacements s’effectuaient à pied. Je me souviendrai toute ma vie de ce jour quand ma mère a demandé à mon père de lui assembler des étagères de rangement pour la garde-robe de leur chambre à coucher.

 

- Très bien, je t’arrangerai ça en revenant de travailler ce soir, avait-il finalement conclu à la hâte en partant précipitamment pour le travail de peur de pointer en retard. 

 

Peu de temps après, ma dernière rôtie à peine mastiquée et ma tasse vidée de son café, je m’essuyai la bouche de la paume de la main, endossai mon sac d’école, saisis machinalement ma boîte à lunch au passage et j’avertis ma mère comme à l’accoutumée:

 

- Bonjour, maman, je m’en vais à l’école. 

- Fais attention aux autos en t’en allant sur le chemin, me rabâchait chaque fois son instinct maternel, juste avant que je claque la porte de la cuisine. Même s’il y avait très peu de trafic et même si avec le temps je devenais de plus en plus insensible à ses mises en garde, la sévérité de mon père m’avait convaincu qu’il était préférable que j’en tienne compte. 

 

Nous habitions une petite maison de papier brique dans le rang de la Rivière Rouge. Il fallait compter environ une bonne demi-heure à pas de loupiot pour se rendre au village où travaillait mon père et où déjà, je faisais ma quatrième année scolaire. J’entrepris la route vers ma destinée quotidienne. J’avançais béatement dans la brise matinale qui m’infiltrait les narines et me flattait le visage réchauffé par les doux rayons du soleil printanier de la fin mai tout en pensant aux étagères.

 

« J’espère que mon père n’utilisera pas les planches que j’ai repérées dans le tas de bois de la grange. Elles sont parfaites pour la construction de ma prochaine boîte à savon. » 

 

Je l’imaginais déjà toute carrée et équipée de roues récupérées d’un vieux carrosse usé par les fréquentes balades de mes cousins et de mon frère aîné. Je la voyais encore au loin étinceler de son pare-chocs de madrier argenté de papier d’aluminium quand un vif éclair de lumière m’arracha un regard vers le sol caillouteux de l’accotement du chemin.

 

« Qu'est-ce qui brille comme ça? » me demandai-je en pressant le pas pour atteindre l’objet intrigant. 

 

Arrivé à sa hauteur, je me penchai et le saisis d’une main nerveuse. 

 

- Ça alors, ce n’est qu’une vieille clé nickelée, bougonnai-je à mi-voix. 

 

D’un geste spontané, je m’empressai de la lancer à bout de bras. S’éloignant de moi en moult galipettes, j’aperçus soudain avec une netteté impressionnante sa silhouette se découper sur le fond de la voûte azurée. Les phares évanescents de mon cerveau, complices de ma réalité enfantine, firent alors briller en moi une idée invraisemblable.

 

« Et si cette clé pouvait ouvrir la fameuse armoire paternelle? Ah non, mon Dieu! Vite, il faut que je la rattrape avant qu’elle ne se perde à jamais dans l’herbe du pâturage. » 

 

Où ma puérile impulsivité et les forces occultes de la gravitation la feront-elles tomber? Sans hésitation, j’entrepris de la poursuivre des yeux et d’aller la chercher.

 

D’un seul bond, j’enjambai le fossé, m’agrippai à la clôture, l’escaladai et l’enfourchai pour la traverser d’un saut maladroit tout en essayant de ne pas perdre de vue la trajectoire de la clé. Je m’approchai délicatement du lieu de sa possible destination tout en fouillant, d’un regard d’aigle, le fond de l’herbe à la recherche d’un éclat révélateur. Puis tout à coup, les muscles buccinateurs de mon visage inquiet se tendirent à l’unisson et lui affichèrent un large sourire de retrouvailles inespéré. J‘extirpai la clé de l’abîme végétal, la contemplai d’un regard épanoui et l’enfouis au fond d’une de mes poches de culotte. 

 

Je repris le chemin de l’école et de toute la journée je n’ai jamais divulgué de renseignements sur ma trouvaille qui ne cessait de m’exciter au fur et à mesure que le temps indolent s’étiolait. Mais soudain, ma mémoire refroidit mes excès d’enthousiasme. Il fallait à tout prix éviter Picard et Savignac. Doubleurs de classe et tortionnaires, ils prenaient plaisir à me faire souffrir à chaque retour de l’école si je ne trouvais pas un truc pour les tromper. D’habitude, il suffisait de leur laisser un peu d’avance et ils m’oubliaient. Mais ce stratagème ne fonctionnait pas tout le temps. Quelques fois, ils se cachaient derrière la pancarte de chez Malo, le volailleur du rang, et me surprenaient en m’attaquant traîtreusement et sans hésiter. Je sentais la peur suinter de ma crinière châtaine et me dégouliner malicieusement sur le front pâli par l’angoisse.

 

« Ah non! je ne veux surtout pas subir aujourd’hui les supplices de ces bougres belliqueux », pensai-je, soucieux de trouver une solution des plus efficace. « Sans compter qu’ils pourraient me forcer à vider mes poches. Ils me l’ont déjà fait, et alors adieu clé, outils et temps merveilleux à bricoler. Je dois absolument trouver un moyen de m’en sortir? » 

 

Les rouages cognitifs de ma petite comprenure se mirent à triturer ma cervelle d’enfant intimidé. Puis, une lueur de veilleuse illumina subitement un sombre recoin enchevêtré de mon cerveau. 

 

« Je l’ai! il faut que je demande au professeur de partir plus tôt en prétextant que ma mère est très malade », élaborèrent les hormones fébriles de mon génie grisé. « Mais le prof. tombera-t-il si facilement dans le panneau? »

 

La crainte d'être découvert installa le brouillard de l'hésitation dans ma petite tête. Mais, la peur de mes bourreaux le dissipa aussi vite.

 

« Ah non! j’ai une meilleure idée, je partirai durant la récréation et dirai à ma mère que je ne filais pas bien et lui demanderai un billet pour le retour du lundi matin. Ainsi, j’arriverai plus tôt à la maison et pourrai peut-être fouiller plus longtemps dans les outils de mon père », déraisonna mon cerveau incrédule. 

 

« Mais voyons, qu’est-ce que j’imagine là? Je ne peux pas partir comme ça en laissant mon sac à dos et ma boîte à lunch sans avertir personne. Jamais ça ne marchera. Et puis le risque d’être puni n’en vaut pas la peine. Et si j’inversais le stratagème. Si je feignais d’être malade, peut être que… »

 

La cloche de la récréation retentit et vint sonner le départ de la mise en scène de mon plan qui cogitait encore. J’attendis que tout le monde sorte de la classe et m’approchai du maître en chancelant quelque peu et en affichant un air maladif comme seul mon côté d’artiste savait si bien le faire.

 

- Qu’est-ce qui ne va pas, mon garçon? 

 

- Je pense que je vais être malade... je suis tout étourdi... c’est peut-être ce que j’ai mangé ce midi, lui récitai-je maladroitement, sans trop le fixer du regard et une main portée à mon front comme pour en rajouter à mon malaise.

 

- Tu ne sembles pas dans ton assiette. Il est préférable que tu entres à la maison et demandes à ta mère de prendre soin de toi. 

 

- Très bien… Merci m’sieur, chuchotai-je en retournant lentement à ma place prendre mes affaires en pensant que le moine des clercs de St-Viateur, un peu méfiant, devait certainement m’observer.

 

Puis les yeux rivés au plancher, je sortis calmement de la classe et gardai la cadence jusqu’à la sortie de la cour du collège. J’entrepris le chemin du retour à la maison sans m’attarder en me félicitant autant de l’astuce employée que de l’audace déployée. J’expliquai ma version de la situation à ma mère, qui me fit avaler une aspirine et me demanda d’aller me reposer en attendant le souper. 

 

- Puis-je aller me reposer sur la balançoire de la grange? lui demandai-je d’une voix saugrenue. 

 

- D'accord, mais ne te balance pas trop fort, car ça pourrait t’étourdir encore plus, rétorqua-t-elle d’un ton de mère-thérapeute. 

 

- Oui maman, je ferai attention, lui répliquai-je en me précipitant sur la porte arrière de la cuisine qui m’ouvrit le passage m’emmenant directement à l’armoire restée jusqu’alors invincible à toutes mes tentatives d'accéder à son contenu. 

 

Nous y voilà, face à face. Elle se dressait devant moi, altière, dans toute sa haute carrure de bois érodé et jauni, avec son allure dominatrice, qui semblait vouloir encore me résister.

 

Mais voilà, cette fois-ci j’avais un instrument magique qui pourrait bien changer les choses. Je lui souris d’un air moqueur et incertain en agitant la clé comme pour l’impressionner.

 

D’une main tremblotante, j’essayai d’entrer la clé dans le barillet du cadenas qui s’obstinait effrontément. Puis je me calmai et réalignai la clé avec l’entrée de la serrure.

 

« Oui… c’est ça… glisse… entre… vas-y », incitai-je ma petite clé magique à combler mes ambitions les plus secrètes tout en la poussant avec ma force de marmot jusqu’au fond du barillet.

 

Je n’osais pas y croire, la clé était complètement entrée. Mais tournerait-elle? Fébrilement et avec le regard d’un faucon affamé, je lui appliquai une torsion à gauche. Cela ne marcha pas. Et puis à droite. 

 

- Hourra! la clé pivota d’un quart de tour et la tige du cadenas me fit sursauter tel un clown qui sort subitement d'une boîte à surprise.

 

Rapidement, j’enlevai le cadenas et j'ouvris les deux grandes portes de l’armoire. À mes yeux s’étalait un rare trésor comme personne d’autre que moi ne pouvait l’imaginer. Insouciant du temps qui filait à vive allure, mon esprit se laissa emporter quelque peu par mon imaginaire devenu exubérant:

 

« Que de beaux bidules je pourrai me construire maintenant que je possède cette clé. Avec l’égoïne,  je découperai mes œuvres à la mesure de ma dextérité. Avec le vilebrequin,  je transpercerai la matière de mon génie bidouilleur. »

 

Un sursaut de conscience me ramena vite à la réalité. Je savais pertinemment qu’il fallait replacer les outils scrupuleusement au même endroit si je ne voulais pas que mon père découvre le pot aux roses. Il valait mieux pour l’instant ne rien toucher et observer l’emplacement du marteau, de l’égoïne et du vilebrequin que j’utiliserai sûrement à ma prochaine visite.

 

Je verrouillai donc les portes de l’armoire et gagnai la maison. Il était bientôt quatre heures et, comme à l'accoutumée, les aiguilles de l'horloge annonçaient le retour de l’école et du travail. À ce moment, la maisonnée se remplissait de l’odeur des âmes qui l’habitaient et des parfums de la cuisine de ma mère qui préparait le souper avec bienveillance. 

 

Le repas se déroula normalement et sans encombre. Mon père finit son dessert, se leva et prit la direction de la grange en signifiant à ma mère qu’il allait chercher des planches et ses outils pour installer les tablettes du garde-robe de leur chambre à coucher.

 

- Viens-tu avec moi, mon p’tit garçon? me lança-t-il d’un ton rieur et d’un regard complaisant sachant que j’aimais bien en profiter pour manipuler ses outils.

 

D’un geste prompt, j’enfilai ma dernière bouchée de pouding chômeur et courus pour le rattraper. Un peu essoufflé, j’atteignis l’embrasure de la porte de la grange .

 

J’aperçus mon père, qui retirait sa main de la poche arrière de ses bleus de travail.

 

- Attends-moi ici, me dit-il d’un air soucieux, je reviens dans deux minutes. 

 

Je l’observai s’éloigner vers la maison, les yeux cloués au sol, scrutant la pierraille du sentier qu’il éclaboussait de ses lourdes bottines comme s’il cherchait quelque chose. 

 

- Je ne trouve plus ma clé d’armoire à outils, annonça-t-il à ma mère en entrant dans la maison. L’aurais-tu vu quelque part?

 

- Non, affirma-t-elle en lui suggérant de demander aux enfants.

 

-Les enfants, avez-vous trouvé une clé en jouant par hasard? claironna-t-il à mes quatre frères et à ma sœur éparpillés dans la demeure.

 

- Non, papa, nous n’avons pas trouvé de clé, les entendis-je répéter en saccades alors que j’ouvrais la porte de la maison. La curiosité m’avait poussé à suivre mon père. 

 

- Qu’est-ce qu’il y a papa? m’informai-je d’un air intrigué et aveugle à l’inquiétude qui se lisait sur son visage.

 

- Papa ne trouve plus sa clé d’armoire à outils, l’aurais-tu vu par hasard? me répondit-il en se grattant le ciboulot dégarni par l’inexorable arrogance des années. 

 

- Non, je ne l’ai pas vu, marmonnai-je en réfléchissant à la pertinence de lui révéler ma précieuse découverte. Mais... mais j’en ai trouvé une autre en m’en allant à l’école aujourd’hui, tout en lui tendant l’inestimable clé d’un geste plus ou moins retenu et hésitant.

 

Mon père la prit, l’examina d’un air rébarbatif et sembla la reconnaître. Incroyable, c’était bien sa clé. Il n’en revenait pas. 

 

- Où l’as-tu trouvée, s’empressa-t-il de me demander tout époustouflé.

 

- Sur le bord du chemin, un peu avant d’arriver chez Forget, lui précisai-je sans détour.

 

Mon père m’expliqua que sa poche de salopette était percée et qu’il l’avait probablement perdu le matin en allant travailler. Il avait couru par moment afin de ne pas être en retard.

 

- Demain, papa va te récompenser en te montrant comment scier avec l’égoïne, m’annonça-t-il d’un ton généreux accompagné d’un sourire. 

 

Je lui souris d’un air mi-approbateur en réalisant que subitement s’évadait la moitié de mes rêves faute d’avoir pu retenir la clé qui les gardait clandestinement. Puis, mon père, un peu pressé par le temps, reprit le sentier de la grange avec l’unique objectif de terminer les tablettes de la garde-robe. Je restai seul avec un vague à l'âme que je n’avais pas d’autre choix d’oublier au plus vite si je voulais me remettre de cette aventure pour le moins cocasse. 

 

Ainsi, à l’âge de dix ans, la vie m’enseigna qu’il vaut mieux réaliser la moitié de ses rêves sans nuire à autrui que de ne pas rêver du tout et se laisser emporter par l’ambition des autres.

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