top of page

Hasard dose

image wix : quais de gare

Titre : Hasard dose

Auteur : © Hervé Hesté 2017

Genre : Courte nouvelle

----------------------------------

​

Toute séquence de probabilités ne peut qu'émerger d'un tissu de réalité. (Hervé Hesté)

 

-- // --

 

Introduction

 

La vie est un réservoir plein de surprises produites par des causes qui parfois nous semblent inconnues. Le hasard nous poursuit partout comme un spectre. Existons-nous aléatoirement sous sa cloche de probabilité? Sommes-nous statistiquement influencés par le bruit de son battant dont la voix résonne en écho avec les raisonnements de notre inconscient? Organise-t-il nos rencontres? Détermine-t-il notre destin? Connaissons-nous toutes les lois qui le gouvernent? Les astres peuvent-ils influencer notre destinée? Devons-nous en faire acte de foi? Le hasard transcende-t-il la réalité? Notre inconscient se moque-t-il de nous en le modifiant selon ses besoins et ses désirs? Quand pouvons-nous lui succomber? Jusqu'où devons-nous lui résister? Qui peut prétendre savoir sans douter? Doit-on en profiter ou le laisser passer? Comment le décider? Pour le hasard, tout est possible. Chacun possède sa manière de le dompter avec son lot de chances et de revers. Voyons comment certains l'apprennent à leurs dépens. Considérons quelques humains et observons leur destinée, l'espace-temps d'un jour-instant.

 

* * *

​

La plupart des occupants du quartier dormaient encore quand le camelot, à bicyclette, lança le journal au 649 de la rue Gagnon. Aujourd'hui, son bras allait beaucoup mieux. Il n'avait pas à se préoccuper des mauvais lancers qui, la veille, avaient abouti, à l'improviste, dans les fleurs et les haies de certains de ses abonnés. Son avant-bras, amoché par un coup du sport, avait retrouvé sa souplesse. Mais, n'eût été ces circonstances, la journée d'aujourd'hui aurait pu être tout autrement pour Isabelle et François.

 

* * *

​

Isabelle ouvrit un oeil. Elle aperçut l'afficheur du réveil qui clignotait de tous ses segments. Elle comprit le signal. Elle alluma la lampe de chevet, empoigna sa montre-bracelet et s'écria :

- Allez François! vite, réveille-toi, on est en retard.

- Quoi! qu'est-ce que tu dis? questionna François, en bâillonnant un bâillement, à moitié endormi. 

- Il est sept heures passées... le réveil n'a pas sonné, dit Isabelle en sautant du lit.

 

Ils se relayèrent tour à tour l'occupation de la salle de bains et les préparatifs du déjeuner. Isabelle et François forment un couple en union libre depuis cinq ans. Ils se sont rencontrés sur le banc d'un parc. Il attendait une Angéla. Elle attendait un Célestin. Ils ne s'étaient jamais présentés. À croire que les candidats de leur agence de rencontre s'étaient désintéressés d'eux et les avaient abandonnés à leur propre sort. François avait fini par engager la conversation. Ils avaient parlé pendant des heures et après..., après, ils s'étaient donné rendez-vous pour le lendemain. Depuis ce temps, ils ne se sont jamais quittés une seule journée. Pour Isabelle, c’était comme si le Ciel lui avait envoyé un ange. Pour François, le hasard avait très bien fait les choses. Leur rencontre fut un coup du destin très bien réussi. 

 

Isabelle ramassa le Montréal matin en se demandant pourquoi le camelot ne lui avait pas encore livré l'édition de la veille. Elle ignorait les déboires qu'il avait eus, deux jours auparavant, en glissant pour essayer d'attraper une balle que lui avait frappée son cousin lors d'une séance d'entraînement, organisée à la dernière minute, au terrain de jeu municipal. 

 

François finit de prendre sa douche, s'habilla et rejoignit Isabelle, qui grignotait une rôtie, le nez enfoui dans le journal. Isabelle n'était pas aussi en retard que François. Elle travaillait dans le quartier et commençait plus tard que lui. Elle aimait commencer la journée en feuilletant le journal, à la sauvette, en s'arrêtant sur les nouvelles qui l'intéressaient. 

 

François pestait contre les communiqués que la radio débitait sans égard à son stress. On annonçait un embouteillage sur l'autoroute. Un accrochage impliquant trois véhicules obstruait deux voies. François comprit qu'il devait se dépêcher. Isabelle tut le silence qui régnait :

- As-tu vu ça?

- Quoi?

- L'article sur la panne électrique. Elle aurait été causée par une double coïncidence. 

 

Isabelle enchaîna avec la lecture du texte : 

- Le relais qui avait été endommagé hier par l'explosion d'une protubérance solaire, demandait une inspection minutieuse du réseau avant d'être remplacée. Afin de minimiser l'impact sur ses clients, Hydro-Québec avait prévu d’agir dès la nuit suivante. Quelle ne fut pas leur surprise, de constater l'éclatement de la pièce de remplacement lors de la remise sous tension : la pièce de rechange était aussi défectueuse! Il aura fallu deux heures à l'Hydro pour tout remettre en ordre. Selon Hydro-Québec, ce genre d'événement reste très rare et n'aurait pas dû causer d'inconvénients aux consommateurs puisqu'ils avaient été informés de se prémunir en conséquence dans l'édition du journal de la veille. Des statisticiens prétendent que c'est pur hasard si...

 

François sentit qu'Isabelle lui ferait la lecture complète et coupa court à son intention sur un ton embarrassé.

- Désolé chérie, mais, avec mon retard et cet embouteillage, je n'ai pas trop le temps de m'attarder sur les divagations de matheux éthérés; si tu veux, on en reparlera ce soir.

- À qui la faute?

- Quoi?

- Tu ne devais pas changer les batteries du réveil.

- Si tu avais acheté le bon calibre, on n'en serait pas rendu là.

 

Isabelle se rappela son hésitation lors de l'achat et chercha à expliquer sa méprise.

- Tu sais bien que je suis nulle en électricité. Je ne me souvenais plus, ce que tu m'avais demandé. J'étais pressée. Je n'ai pas eu le temps de vérifier. J'ai cru que le format triple « A » durerait plus longtemps que le double « A ». Jamais je n'aurais pensé qu'une lettre en trop puisse causer autant d'effet.

- On appelle ça de la déduction masculine, répliqua François sur le même ton moqueur qu'Isabelle lui imposait quand elle parlait de l'intuition féminine.

- Justement, tu aurais dû les acheter toi-même.

- Bon O.K.! Admettons! Nous avons manqué d'attention. Nous nous sommes laissés surprendre par un événement prévisible devenu imprévisible parce que le camelot, je ne sais trop pour quelle raison, a oublié de nous livrer l'édition d'hier.  

Isabelle acquiesça en n'émettant qu'un son d'une syllabe, ferma le journal et commença à desservir. François avala sa dernière bouchée, termina de ranger et se rendit à la salle de bains. 

 

- Ah oui! j'oubliais, si tu arrives avant moi ce soir, ne touche pas au colis postal sur mon bureau, cria Isabelle, devant la glace, en friction avec le bâton de rouge à lèvres. Je dois vérifier le contenu avant qu'on le range dans le classeur. J'aurais dû le faire hier, mais, avec ces billets, que tu as gagnés, nous sommes revenus trop tard de la partie de balle.

François n'avait surtout pas le temps de s'intéresser à ces détails ce matin. La bouche pleine de dentifrice, il ronchonna de satisfaction une réponse qu'Isabelle comprit comme un accord. 

 

Isabelle se para d'un collier et de boucles d'oreilles. Elle admira un instant le coffret en ébène, qu'elle avait reçu la semaine dernière en cadeau de sa soeur Martine, revenue d'Afrique. Martine avait dû quitter en urgence son travail de bénévole humanitaire à cause de rébellions sanguinaires qui avaient éclaté de but en blanc dans la région où elle oeuvrait depuis deux ans. Bien qu'elle aime le présent, Isabelle avait hésité avant de s'en servir, car elle croyait ses bijoux mieux protégés dans leur écrin, et plus en sécurité rangée dans un fond de tiroir de sous-vêtements. Deux jours auparavant, elle avait finalement suivi le conseil de François qui lui rappelait qu'après tout, leurs assurances, prises à l'établissement où elle travaillait, protégeaient ses bijoux contre les pertes, les avaries et le vol. Elle ferma le coffre et rejoignit François dans le salon.

 

- Ah oui! c'est vrai, j'oubliais encore, c'est la dernière chance qu'on a pour les photos. Il faut que tu passes sans faute chez Express Film aujourd'hui. Je veux les montrer à mes parents... tu te souviens, c'est demain soir qu'ils viennent souper, articula Isabelle, de sa voix d'impératrice. Ses parents avaient dû devancer leur souper parce qu'ils avaient gagné un week-end toute dépense payée à l'Estérel.

 

François comprit l'ultimatum et joua contre mauvaise fortune bon coeur d'empereur. De toute façon, un laboratoire de traitement rapide se trouvait tout près de son lieu de travail. Il était préférable pour lui d'obtempérer et de gagner du temps sans discuter. Finalement, Isabelle informa François qu'il se pourrait qu'elle n'entre pas souper, car elle rencontrait sa patronne pour son évaluation trimestrielle. La dernière fois, à sa grande surprise, sa patronne, prise de court, avait décidé de l'amener souper au restaurant pour discuter de ses performances au travail. Isabelle s'attendait à ce qu'elle répète la tactique aujourd'hui.

 

Isabelle embrassa François et partit travailler. Peu de temps après, François sortit, barra la porte et embarqua dans l'auto. Comme il insérait la clé d’allumage, il tressauta tout à coup sous la secousse d'une omission surgissante : 

 

« Les photos! » 

 

François rentra à la maison, sortit l'appareil, rembobina le film, et l'extirpa. Il replaça l'appareil dans son étui, le déposa à côté du colis, enfouit la bobine dans une poche de son veston et fonça à toute allure vers l'extérieur. François redémarra l'auto, passa en marche arrière, enfonça l'accélérateur et se retourna. Soudain, il fit crisser les pneus d'un coup de frein pour éviter de heurter un piéton. Nonchalant, le passant s'était arrêté en plein milieu du trottoir pour tirer à pile ou face. Le visage stupéfait de surprise, le corps en rupture d'équilibre, il laissa tomber la pièce d’un dollar par terre. Elle rebondit sur la tranche, roula un instant et finit sa course coincée debout dans une rainure de séparation des pavés de ciment. L'inconnu se ressaisit et toisa François. Ils échangèrent des regards qui en disaient long sur leurs frustrations réciproques. François, se considérant chanceux de ne pas l'avoir frappé, baissa la vitre pour se justifier : 

- Pardonnez-moi! mais, je suis pressé! Rien de cassé j'espère?

- Non, mais! ce n’est pas une raison pour écraser les gens, répliqua le piéton encore sous le choc et figé derrière l'auto.

- Bon, ça va, je me suis excusé; il ne faut pas en faire un plat. Ce sont des choses qui peuvent arriver à tout le monde, un jour ou l'autre. Les probabilités, tu connais?

- À croire que l'horoscope prédisait notre rencontre.

- Je n'ai pas trop le temps d'en discuter... peux-tu te déplacer, je dois partir?

- Ah oui! et qui me dira si j'ai tiré pile ou face. Toi peut-être?

- Je ne sais pas, mais tu m'horripiles, alors efface; tu ne vois pas que je suis en retard, merde!

 

Le quidam ramassa sa pièce, haussa les épaules et reprit la route en maugréant contre François. Quelque peu perturbé par ses émotions, François démarra en trombe vers le cafouillis de la circulation qu'il était maintenant prêt à affronter avec la témérité du perdant frustré. 

 

* * *

 

Depuis deux heures, Jack se bataillait avec la maudite machine à sous qui ne voulait rien lui concéder. Il inséra une autre pièce d’un dollar et tira la manette à fond. Les pixels des trois roulettes se mirent en mouvement dans le reflet de ses yeux de braise qui croyaient pouvoir les influencer jusqu'à les arrêter sur la combinaison gagnante. Pas de veine, elles s’immobilisèrent une à une en émettant le timbre de la défaite. Jack se tenait devant l'appareil, son dernier dollar en main. Pour la énième fois, il avait perdu tout son argent. Le chèque de l'AS de coeur - l'Aide Sociale a du coeur, se plaisait-il à penser à chaque fin de mois - ne rentrait que la semaine suivante. Tenterait-il la chance une autre fois et risquerait-il de perdre son dollar porte-bonheur, qu'il gardait toujours avec lui depuis qu'il s'était inscrit à l'école de la vie? 

 

Jacques Potvin, surnommé « Jack-Pot », provenait d'un milieu familial dysfonctionnel. Exaspéré par l'école, il avait à peine fini son secondaire. Très tôt, il avait appris à se débrouiller seul. Il n'avait pas étudié longtemps, mais il avait compris qu'il était l'unique maître de sa destinée. Jack appartenait à la clique des joueurs cons et pulsifs. Il était un fanatique des jeux de hasard, un accro des machines à sots. Pour lui, la vie ne procédait que par conjectures. Il concentrait tous ses efforts à amasser le magot qui lui permettrait d'aller jouer au casino. Décroché de l'école, il ambitionnait maintenant de décrocher le pactole. En attendant, il vivait sans gêne aux crochets de la société, de ses chums ou d'une blonde quand il avait la chance d'en dénicher une qui, par compassion, s'entêtait à vouloir l’extirper des incertitudes et des affres du chaos. Il passait la majorité de son temps à jouer au dépanneur de la place Lespérance. Il ne connaissait qu'une façon de prendre une décision : la tirer à pile ou face; ou comme il se plaisait à le répéter : « à pour ou contre ». Pour lui, ce n'était qu'une question de temps. Empreint de cette idéologie, il testait toute sorte de probabilités afin d'empocher la fortune au plus tôt pour ensuite se la couler douce, le reste de ses jours. Jack n'avait pas d'auto. Il avait dû vendre son tacot pour payer des dettes de jeu. Il se déplaçait à pied ou utilisait, gratuitement, les transports publics au besoin. 

 

Jack brassa la pièce entre ses mains, souffla dessus pour conjurer le sort et la lança. Elle s'envola en tournoyant et retomba dans le creux de sa main. Il la retourna en la plaquant sur le dos de l'autre main : Pile! Le hasard était d'accord. Jack se dégourdit les doigts en les trémoussant, empoigna la manette et inséra la pièce dans la fente. Pour ne pas influencer le hasard, Jack ferma les yeux. Dans sa tête, il visualisait déjà les trois roulettes qui tournaient dans le vide de son regard. Il entendit la pièce murmurer une série de cliquetis qu'il reconnaissait bien. Jack imaginait la machine lui régurgiter un tas de dollars. Mais, le bruit caractéristique indiquant que le gobe-sous avait avalé le dollar et qu'il pouvait actionner la manette ne se manifesta pas. Un tintamarre de clochettes le ramena à la réalité. La pièce dégringola la goulotte et vint frapper dans la sortie de rejet. Sur l'écran cathodique un message clignotait de réinsérer une pièce de monnaie.

 

Était-ce là un coup de fortune? La machine l'avertissait-elle qu'il ne possédait plus assez d'argent pour défaire le mauvais sort? Du moins, Jack le croyait. À la longue, Jack s'était forgé une théorie qu'il avait nommée "La loi du Jack-Pot". Elle se basait sur le fait que, même si les chances de tirer pile ou face étaient égales sur un grand nombre de coups, il n'en demeurait pas moins qu'il existait des séquences où des suites de coups consécutifs auront produit seulement des piles ou des faces. Jack était convaincu que cette découverte lui rapporterait un jour le gros lot. Mais voilà, pour rester en accord avec sa loi, il fallait que la suite des coups se fasse dans un espace-temps limite. Jack le savait bien et se sentait piégé par le destin. La certitude qu'il devait profiter de la situation l'obnubilait. Il était persuadé qu'une dizaine de dollars suffirait à renverser la donne. Le ventre et les poches vides, Jack n'avait plus le temps ni les moyens de dîner. Il réfléchissait et gargouillait devant l'appareil qui le défiait. « Il faut que je me refasse, je ne peux pas perdre tout le temps. La fortune m'attend. Encore un dix et le magot est à moi, j'en suis sûr. » 

 

Jack se dirigea vers le comptoir et s'entretint avec Tony, le propriétaire : 

- Puis-je te tirer l'emprunt d'un dix?

- J'ai trop investi dans tes combines... pas question que je t'avance un rond de plus!

- Je t'en prie, juste un cinq, je suis sûr de me refaire en moins de deux.

- J'ai dit non! Vaudrait mieux compter sur tes amis, s'il t'en reste encore.

- Tu sais bien que la chance n'attend pas; je dois jouer tout de suite.

- Je regrette, tu dois d'abord me remettre mon fric.

- Il faudrait peut-être que tu me laisses l'occasion de l'empocher.

Tony réfléchit un instant aux avantages et reprit :

- Je t'accorde une chance à la condition que, si tu gagnes, tu me donnes tous tes gains jusqu'à concurrence de ce que tu me dois.

Jack acquiesça avec le sourire du vainqueur certain que le tenancier lui prêterait le pognon. Tony prit une pancarte marquée « Hors d'usage », la plaça sur la machine de Jack et dit :

- Tu as trois heures pour te trouver de l'oseille et finir ta suite de coups; je ne peux pas faire plus.

Débobiné par l'astuce de Tony, Jack comprit qu'il devait hameçonner un chum. Il répliqua :

- Est-ce que je peux téléphoner à deux ou trois de mes amis?

- Je te donne dix minutes.

 

Jack sauta sur le téléphone et composa le numéro de André; Dédé Venne était son meilleur ami. Il ne l’avait pas vu depuis six mois. Jack ne lui devait plus d'argent. Le poisson devrait mordre; hélas, la ligne était déjà occupée par un autre malin pêcheur. Il essaya le numéro de Lala. Un répondeur lui transmit un message plutôt bizarroïde.

« Bonjour. Vous êtes bien chez Laura Lachance, mais elle est absente. Si vous avez de l'argent à prêter, rappelez-moi; sinon oubliez-moi. Si vous désirez défier votre veine, au son du timbre, chantez votre rengaine. Une sur deux que je vous rappelle. » Bipppp... Jack préféra ne rien dire et raccrocha. Il pensa à Raté, sa dernière chance, et l'appela à son cellulaire. Il refusa de lui prêter et l'envoya promener chez l'usurier. Mais Jack ne possédait aucune valeur qu'il aurait pu déposer en garantie chez le prêteur du quartier.

 

Tony perdait patience. Jack le convainquit pour un dernier appel. Il recomposa le numéro de Dédé. Une sonnerie lui réconforta le tympan. Une voix de femme répondit :

- Allo!

- Est-ce que je peux parler à Dédé?

- Désolé, mais André n'habite plus ici; il crèche ailleurs depuis 3 mois.

- As-tu son numéro de téléphone par hasard? Il faut que je lui parle.

- Je regrette, mais, aux dernières nouvelles, il serait en prison... pour une histoire de paris clandestins qui a mal tourné.

Jack termina la conversation et raccrocha, la déception accrochée dans la face. Le temps avançait, les yeux du proprio menaçaient. Jack abandonna le téléphone et opta pour le plan « B ».

 

Il sortit de l'immeuble avec l'ambition de trouver de l'argent à tout prix. L'idée qu'il était sur le point de remporter la cagnotte le hantait sans cesse. Il n'avait plus le choix. Il devait agir plein gaz et passer à l'action. Convaincu de son jour de chance, Jack décida de rôder dans le bercail au dépistage d'une proie à truander. La banlieue-dortoir restait presque déserte. Geuville prolongeait sa sieste dans la tranquillité des absents. Comme tous les jours de la semaine, la plupart de ses occupants étaient partis gagner leur vie dans la métropole. Les nuages du hasard couvraient l'aire du faubourg de son ombre de vicissitudes. En déambulant sur le trottoir, Jack repassa devant le 649 de la rue Gagnon. Il se souvint de l'altercation avec l'automobiliste pressé de lui passer dessus. En plus, il avait probablement bousillé sa chance au jeu en faisant tomber sa pièce sur les quanta de l'incertitude! « Si c'est lui la cause de mes déboires, il en est aussi l'effet aléatoire », pensa Jack pour se justifier d'agir. L'endroit campait la solitude. Jack flaira la bonne affaire. « Rien ne va plus, les jeux sont faits », songea Jack en découvrant son porte-bonheur, qu'il venait de renverser sur le dos de sa main. Maître Hasard était pour; il lui accordait sa bénédiction. Jack décida de se servir.

 

Il monta l'allée qui menait au portique en épiant tout autour de lui, pour se donner confiance. Soudain, il aperçut un rouleau de journal planté dans la haie. Il le ramassa en pensant qu'il pourrait s'en servir comme excuse si la demeure s'avérait occupée. Il sonna. Comme il s'y attendait, personne ne vint répondre. Il essaya un autre coup de sonnette, juste au cas où. Rien. En camouflant son geste de son corps, il appuya sur la clenche de la poignée pour sonder l'entrée. « Et le gagnant est : Jack-Pot », jubilèrent les neuronettes de son cerveau alors qu'il ouvrait la porte. Il entra et envahit le salon à la recherche d'objets de valeur : Télévision, chaîne stéréophonique, terminal Illico; « Trop encombrant, allons voir ailleurs » 

 

Jack déposa le journal sur une table et se dirigea vers la chambre à coucher. Le bureau de madame l'interpella : « Wow, à moi le jackpot! » Il prit l'appareil photo en bandoulière sous son blouson. Il ouvrit le coffre à bijoux et sans plus tarder : montres, bagues, pendentifs, colliers et boucles d'oreilles firent connaissance avec le fond de ses poches. Il ramassa le colis et le développa. Il examina l'étiquette qui couvrait l'une des boîtes et s'exclama : « Wow! des livrets de chèque personnalisé à... Madame Isabelle Ducharme. » Il saisit la deuxième boîte : idem libellé au nom de François Labonté. C'était trop beau pour être vrai. Était-il trop chanceux? Était-ce du stock risqué? Devait-il en profiter ou résister à la tentation du hasard? Jack ne pouvait quitter les lieux sans tester sa chance une dernière fois. Il aimait parier à toutes occasions. Il raffolait des sensations que les incertitudes du jeu lui procuraient. Il reconsulta les oracles en faisant tournoyer sa pièce porte-bonheur dans les airs. Ils étaient d'accord une fois de plus. Il ouvrit les boîtes et les délesta chacune d'un livret. C'en était assez. Il enfouit les chéquiers dans une poche de son jean. Il valait mieux ne plus forcer le destin. Il déguerpit sans demander son reste.

 

Rendu sur le trottoir, il prit le temps de vérifier l'heure sur l'une des montres qu'il venait de voler. Les chiffres indiquaient qu'il lui restait grosso modo deux heures. « Impossible! il me reste moins de temps que cela. » Il fouilla le fond de ses poches et ressortit deux autres montres. L'affichage numérique de l'une lui accordait quarante-cinq minutes tandis que la trotteuse de l'autre n'avançait plus. L'incertitude l'obligeait à choisir. Devait-il prendre le chemin le plus court ou le plus payant? Comment en établir les facteurs de risque? Il évalua ses chances. D'où il se trouvait, le prêteur sur gages et la banque étaient situés à environ la même distance du dépanneur, mais en direction opposée. Il doutait qu'il eût le temps de faire les deux places. Les montants qu'il espérait tirer de chacun se valaient. La fatalité le coinçait encore dans un dilemme. Après tout, obtenir l'argent de la banque ou de l'usurier équivalait au même. Les deux donnent de l'argent moyennant un gage. Dans un cas, c'est un chèque, dans l'autre ce sont des objets de valeur. Banque ou prêteur sur gages revenait donc au même. Ces commerces exploitaient des clients. Seuls les taux d'intérêt étaient différents; et encore, il fallait voir comment certains détenteurs de carte de crédit se faisaient plumer par certaines institutions financières. L'obtenir d'un prêteur ou de l'autre lui était bien égal. Une autre décision à prendre : la banque ou le prêteur? Fidèle à sa logique, il tira sa destination à pile ou face et prit le chemin d'un des exploiteurs. 

 

Arrivé devant l'immeuble, il se précipita à l'intérieur. Deux files d'attente s'offraient à lui. Deux femmes à droite, trois hommes à gauche. Il se mit en ligne, derrière la file de droite. Peu importe où il posait les yeux, il sentait les regards de suspicion le dévisager. Jack s'appuya sur la table de service et établit un chèque au montant de deux cents dollars payé à l'ordre de François Labonté, tiré sur le compte de Isabelle Ducharme. Pour ne pas éveiller les soupçons, il remplit aussi un bordereau de dépôt appartenant à Labonté. Il lui sembla que la file n'avançait plus. Une dame âgée monopolisait le guichet. Elle fouillait en vain son sac à main à la recherche d'un livret d'épargne, qu'elle pensait avoir apporté. Jack ne voulait guère éterniser sa visite. Il se rangea derrière la file de gauche. Jack avait l'impression que son entourage savait ce qu'il s'apprêtait à faire. Il frisait la panique. Son inconscient lui disait qu'il mettait le doigt dans un engrenage irréversible. Devait-il l'écouter? Aurait-il dû visiter l'autre exploiteur? Il était encore à se le demander quand il entendit :

- Monsieur... Monsieur, c'est votre tour.

 

Il hésita, puis s'avança vers le guichet. Il présenta le chèque et le bordereau. Il demanda à la guichetière de déposer cent dollars et de lui remettre l'autre moitié. La caissière acquiesça d'un signe de la tête renchéri d'un sourire commercial. Pendant qu'elle examinait le chèque, Jack tambourinait le comptoir de ses doigts pour chasser le stress qui le dévorait. Tout à coup, la caissière leva la tête d'un air ahuri et dévisagea Jack droit dans les yeux. Sa bouche se tordit en un rictus accusateur. D'un geste discret imprégné de nervosité, elle appuya sur le bouton panique sous le comptoir-caisse. Sitôt, les portes de la banque se barrèrent. En moins de deux, le gardien de sécurité accourut au guichet et immobilisa Jack sous les regards médusés des employés et des clients. Jack n'eut pas le temps de réagir. Stupéfait, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il s'exclama :

- Mais qu'est-ce qui se passe? 

- Je ne sais pas qui vous êtes, Monsieur, rétorqua la caissière d'une voix qui frôlait l'angoisse de l'équivoque, mais je crois que vous avez choisi la mauvaise rangée!

- Pourquoi!

- Parce que la caissière de l'autre rangée est une remplaçante d'une agence qui travaille pour la première fois dans cette succursale.

- Et alors?

- Pour votre gouverne, sachez que...

 

Interpellée par l'alarme, la gérante qui accourrait sur les lieux, s'interposa et demanda à la caissière de lui expliquer le problème. La caissière lui montra le chèque en précisant que c'était un faux et qu'elle n'avait eu d'autres choix que de déclencher l'alarme. La gérante comprit la situation, réconforta la caissière, lui suggéra d'aller l'attendre dans son bureau et prit la suite de l'intervention. Jack pétrifié par l'inexplicable, les yeux remplis du vide de l'évidence, se remémorait tout les fois qu'il avait tiré sa pièce de monnaie et se rendit compte qu'il avait outrepassé sa séquence chanceuse. Le gardien de sécurité emmena Jack dans son bureau et appela les policiers pour qu'ils viennent le cueillir. 

 

* * *

 

Entre-temps, François était revenu à la maison. Il s'aperçut que la porte était débarrée. Il entra en criant :

- Bonjour, ma chérie! c'est moi. 

Voyant qu'Isabelle ne répondait pas, il la pensa en train de lire le journal sur la véranda en attendant le souper. Il évita la cuisine et se dirigea vers la chambre à coucher pour y déposer l'enveloppe de photo sur le bureau d'Isabelle. Il s'aperçut que l'appareil photo n'était plus là et que le colis avait été développé. « Sans doute Isabelle », songea-t-il. Il referma les boîtes de chèques et ne se rendit pas compte qu'il en manquait. Soudain, il aperçut le coffre à bijoux ouvert et vide. Il vérifia si l'appareil photo était rangé à sa place; négatif! Il n'osait y croire. Un voleur les avait dévalisés. Les assurances les dédommageraient-elles pour un vol sans effraction? Devait-il consulter Isabelle avant d'appeler la police? Il ouvrit son cellulaire, sélectionna « IsabelleCell » et pressa le bouton de communication. Isabelle reconnut l'appel entrant et répondit en saluant François qui enchaîna :

- Comment vas-tu?

- Un peu débordée par le travail.

- Alors, je t'annonce le meilleur en premier.

- Quoi?

- J'ai retrouvé le journal d'hier sur la table de la cuisine.

- Ah bon! Je n’ai pas hâte d'entendre le pire, répliqua Isabelle avec un soupçon d'ironie dans la voix.

- Je ne sais pas... si c'est vraiment le temps, de...

Devant l'hésitation de François, Isabelle l'aida à dévoiler le mystère.

- Tu peux y aller! je n'en suis pas à une coïncidence près; moi aussi j'en ai une bonne à t'annoncer.

François pensa qu'Isabelle voulait lui parler des tactiques de sa patronne. Il préféra poursuivre sur sa bévue : 

- Euh... ce matin..., tu sais, j'étais pressé... 

- À qui le dis-tu!

- Eh bien! avec tout ça, j'ai oublié de barrer la porte et...

- Et puis quoi?

François décida d'avouer son erreur d'un seul coup tout en la masquant d'une question pertinente.

- On s'est fait voler tes bijoux et l'appareil photo! Penses-tu que je devrais briser une vitre avant d'avertir la police et de rapporter le vol à nos assurances?

Isabelle étrangla un cri de stupeur. Elle voulut semoncer François pour sa négligence, mais préféra lui remettre la monnaie de sa pièce en le laissant dans l'embarras.

- Pas nécessaire de camoufler ton oubli.

- Es-tu certaine? Il me semble que le contrat d'assurance stipule : vols avec effraction.

- Je sais, mais mon intuition féminine me dit que tu t'en fais pour rien.

- Comment ça?

- Désolé, je dois te quitter, ma patronne me demande. Surtout, ne fais rien pour l'instant. Je t'expliquerai pour le vol sans effraction en entrant ce soir.

- Alors, je me commande des ailes de poulet.

- T'as tout compris; je n'irai pas souper. 

- Bon souper quand même.

 

Isabelle Ducharme, le sourire aux lèvres, ferma son cellulaire et sortit du bureau de la gérante pour se rendre chez le gardien de sécurité où l'attendaient les policiers et l'infortuné Jack-Pot qui, sous les déclarations d'Isabelle, devait maintenant rendre le butin de son larcin avant de poursuivre le nouveau chemin de son destin.

 

 

Coup de dés

 

Les dés de feu et de glace ont joué la partie à sa place. De pirouettes en volte-face, ils ont brassé la terre et l'eau pour que, dans l'inconscient, il se cache. Le carbone, l'oxygène et l'hydrogène ont tiré les numéros des minéraux pour que les organes, les os, les muscles et la peau forment sa carapace. L'erreur, l'accident et l'oubli complotent depuis avec le risque et le fortuit pour livrer jouissance et souffrance à la Chair et à l'Esprit. Ainsi se débat la vie. Il vaut mieux ne pas trop s'en faire et oublier, car le tout devait arriver sans que rien n'y puisse changer quoique Ça soit! Le libre choix restera toujours une vérité confuse entremêlée à une réalité diffuse. 

 

 

Conclusion

 

Si l'espace et le temps sont des notions que l'on s'est données pour expliquer l'évolution du mouvement, alors le hasard en est une autre pour nous rassurer devant notre incapacité d'en comprendre la certitude; la formulation de la physique quantique en faisant foi et loi. Regardons la nature agir et voyons ce qu'elle a à nous dire. Et surtout, acceptons d'en faire partie, car par tous nos sens nous sommes les miroirs réfléchissant de sa raison d'être.

​

--∰--

bottom of page