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Égarements mentaux

image wix : quais de gare

Titre : Égarements mentaux

Auteur : © Hervé Hesté 2017

Genre : Courte nouvelle

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Il n’avait jamais dit à personne ce qu’il avait vu devant la gare, cette nuit-là. Le temps lui avait manqué. Il était parti trop vite. 

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Juin 1975, minuit, quelque part en Amérique, l'imprévu s'organise.

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Kolia Danov, immigrant bulgare, revenait de fêter ses 45 ans. Un souper familial chez ses beaux-parents avait été organisé par sa femme et ses enfants. La vie avec les siens le satisfaisait. Pourtant, depuis quelque temps, une profonde léthargie obstruait sa vision de la réalité. Kolia ignorait où il en était rendu. Un trou noir dévorait le tréfonds de son âme troublée. L'indifférence le gavait impitoyablement. Le désir de tout lâcher le hantait. Il voulait déserter l'insensibilité d'autrui, céder à l'espoir d'un meilleur climat, partir loin et pour longtemps. Kolia piétinait la ligne médiane de ses lubies, insouciant du mur qui les bloquait. Ses souvenirs erraient entre le détachement et l'affliction. Des sensations embarrassantes assombrissaient son esprit : pourquoi cette impression d'étouffer? Pourquoi avait-il envie d'abandonner les siens pour s'enfuir dans un autre monde? Et surtout, pourquoi ce sifflement et cette vision omniprésente de l'Express de minuit vingt qui entrait en gare? Ses émotions lui déchiraient l'existence. Devait-il continuer la vie avec les siens ou les quitter? Kolia éprouvait la sensation vague que son âme ondoyait dans des nuages d'incertitude, que le fil de sa vie lui tissait la trame d'un avenir nébuleux. Oppressé par tant de sentiments qui s'exacerbaient, il avait pris la décision d'éclaircir la situation. Par où commencer? Kolia avait besoin de découvrir si l'Express de minuit vingt constituait la clé de l'énigme qui le tourmentait. Mais, Kolia ignorait qu'il avait surtout besoin d'aide. Dans son entourage, qui pouvait le secourir, l'encourager ou le dissuader? Kolia le savait-il lui-même? Son état lui permettait-il d'en être vraiment conscient?

 

Un soir, alors que son esprit errait dans les dédales de la grisaille, frappé par un coup de blues, Kolia infiltra la gare pour exorciser la torpeur qui l'envahissait. Kolia, songeur, se tenait tout près du bord du quai et dévisageait le vide. Désiré Lachance qui passait par hasard l'aborda, tout doucement, par-derrière. 

  • Ça va, Monsieur?

  • Pas vraiment. 

  • Vous devriez reculer.

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Kolia obtempéra, amorphe. Il se retourna face à son interlocuteur.

  • Avez-vous besoin d'aide? demanda Lachance.

  • J'aimerais changer le monde, mais je crois qu'il serait plus facile si je changeais de monde.

  • Je vois.

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Les deux hommes échangèrent un silence. 

Kolia reprit :

  • Quelqu'un peut-il m'aider?

  • MAC le peut.

  • Où puis-je le trouver?

  • Il a l'habitude de se promener là où les gens le cherchent. 

  • Comment vais-je le reconnaître?

  • Il n'est vraiment pas comme les autres; vous verrez, il est plutôt renversant.

  • Mais comment être certain que c'est lui?

  • Soyez sans crainte, il vous fera signe.

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Après s'être assuré que Kolia allait mieux, Lachance poursuivit son chemin et Kolia repartit en sens inverse. Encouragé par les révélations de Lachance, Kolia se mit à la recherche de MAC, mais n’obtint aucun résultat. La nuit avançait et Kolia, saturé de fatigue, pensa se reposer. 

 

Le lendemain soir, Kolia se retrouva à la gare. Inlassablement, il ratissa les lieux à la recherche de MAC. Il questionna des passants. Quelques-uns avaient entendu parler d'un certain MAC; d'autres avaient vu quelqu'un arborant un drôle d'accoutrement. Après plusieurs heures de recherche, personne à l'allure de MAC ne s'était manifesté. Les voyageurs qui déambulaient sur les quais se ressemblaient tous; aucun ne contrastait. L'express de minuit vingt était passé. Kolia pensa que Lachance l'avait berné en inventant une chimère pour le dissuader. Il devait l'oublier et agir seul. Cette nuit-là, Kolia implora le ciel de l'aider à organiser son destin. Finalement, il s'endormit désillusionné, emporté par d'élusives envies d'évasion.

 

La nuit suivante, Kolia se trouva à nouveau devant la gare. Il avait ébauché un plan empreint par la défaite de son existence. « MAC, pas MAC, j'y vais », se répétait-il sans cesse pour se persuader en arpentant le quai nord en désespoir de l'entrevoir. L'horloge indiquait 00 h 17 quand Kolia crut apercevoir MAC pour la première fois. L'express entrait toujours à l'heure. Aurait-il le temps de lui parler? Mais était-ce bien MAC? Lachance avait omis de l'informer que MAC ressemblait à une femme. Était-ce bien une femme? On aurait dit la tête d'un ange sur un corps démoniaque. MAC l'attirait. Malgré un quai presque désert, Kolia avait de la peine à l'observer parmi la foule bigarrée d'entités névrotiques qui harcelaient son esprit. Mac tourna la tête pour s'assurer que Kolia le suivait. Sans trop savoir pourquoi, Kolia ressentit qu'il avait un ticket avec elle... avec lui... enfin, avec ce genre d'humanoïde. Son visage divin flanqué d'un corps à faire damner le diable lui conférait l'aspect de la complétude quasi absolu. Sa peau angélique, tannée par le feu de l'enfer, découpait son élégant complet gris de lin. Des accessoires excentriques pimentaient son allure. Des bijoux flamboyants, harmonisés à un teint mat, ornaient l'ambiance nocturne. Tout son être irradiait la grisaille de la nuit. Était-il ange, démon, ou les deux à la fois? Comment l'aborder? Plus MAC avançait, et plus Kolia pressait le pas pour l'atteindre. Il fallait absolument qu'il lui parle, que MAC entende sa requête!

 

MAC déambulait vers le début du quai lorsqu'il s'arrêta. Il se retourna et subjugua Kolia d'un regard magnétique pour lui signifier de se hâter; l'heure du départ approchait à grands pas. D'un seul coup, Kolia comprit le signal impérieux et s'y soumit sans hésitation. Il força la marche et le rejoignit. Il lui sourit, mal à l'aise. L'air placide, MAC le fixa droit dans les yeux et lui demanda : 

  • Qu'attendez-vous de moi? 

  • Des gens disent que vous pouvez régler mon problème.

  • Il ne faut pas croire tout ce que les gens racontent.

  • Je sais, mais vous êtes ma dernière chance. 

  • Alors, dites-moi ce qui vous tracasse.

  • J'ai envie de partir quelque part... je veux dire nulle part... enfin, pour un endroit renversant.

  • Que désirez-vous au juste?

  • Ma vie voudrait prendre un train pour un monde meilleur.

  • D'accord, je peux vous organiser le voyage. 

  • Mais je ne suis pas encore certain de vouloir quitter les miens.

  • Il faut vous décider, car le temps presse.

 

Kolia hésitait, mais voulait aussi savoir. Il décida de circonvenir MAC, question d'en apprendre plus sur le périple.

  • D'accord! Que dois-je faire?

  • Vous devez d'abord prendre un billet pour traverser le tunnel de l'instant, là où le temps ne compte plus les espaces-instant du mouvement. 

  • Où dois-je me le procurer?

  • N'ayez crainte, vous le saurez en temps et lieu.

  • Combien?

  • Surtout, ne vous préoccupez pas du prix. Si vous êtes vraiment décidé, votre vie vous l'offrira sans hésitation. Vous n'aurez qu'à sauter sur l'occasion quand le train passera.

  • Très bien, mais quelle est ma destination?

  • Là où je veux vous envoyer, vous retrouverez une vie normale. Je vous offre le ticket pour l'endroit de l'envers, l'après de l'avant, la continuation du recommencement...

 

Kolia l'interrompit : 

  • Mais êtes-vous sûre que ce genre d'endroit va me plaire?

  • Oui, car les vôtres que vous regrettez laisser derrière vous, vous y attendent déjà dans la joie.

  • Comment est-ce possible?

  • Contrairement à votre conscience du temps, l'inconscience ne dure toujours qu'un instant.

  • Que voulez-vous dire?

  • S'il y a une vie après la mort, nous mourrons tous en même temps!

  • Je ne comprends pas encore.

  • Pourquoi le faudrait-il?

  • J'aimerais savoir dans quel micmac je m'embarque.

  • Pour comprendre, il faut d'abord vouloir.

  • Quoi?

  • Voyager.

  • Je veux bien partir, mais je ne veux pas souffrir à cause des miens.

  • Je vous promets que, si vous ne me résistez pas, vous n'aurez pas le temps de souffrir.

  • Très bien! quand puis-je partir?

  • À l'instant même. Vite, il faut se synchroniser avec l'Express de minuit vingt qui entre en gare.

 

MAC s'approcha du bord du quai et réclama que Kolia se tienne près de lui. Kolia lui demanda pourquoi on l'appelait MAC.

 

  • Mais, parce que je suis “el Malefico Angelo della Camarde”

 

Au même moment, l'Express arriva à leur hauteur. D'un geste vif, MAC se retourna, empoigna Kolia par les épaules et le poussa devant le train. Kolia se laissa emporter sans aucune opposition. 

 

Avant qu'il n'ait eu le temps d'entendre le bruit d'impact de sa tête contre la paroi de l'Express, ses pieds perforèrent la membrane de l’au- delà qui agissait comme porte d'entrée du tunnel menant à l'empyrée. La mémoire de Kolia divaguait enchevêtrée par l'illogisme de ses souvenirs. Le néant s'imprégnait de l’énergie de ses pensées. Son âme se tiédissait dans un cafouillis d’angoisse et de quiétude. Son inconscience errait dans l'absolu neutralité de l’interface des dieux du bien et du mal où :

 

... l'espace et le temps n'ont plus de temps et d'espace, 

... le mouvement tourne en rond et reste sans cause ni effet,

... le tic-tac s'éternise dans l'instant

... l'égalité est la seule loi qui guide la foi,

 

L'esprit de Kolia stagnait dans un corps insensible. Ses membres endormis s’imbibaient d'immobilité. Ses yeux grands ouverts floutaient l'invisible. Ses oreilles oyaient le silence. Ses narines humaient l'inodore. Le néant caressait sa peau morte de sensation. Son âme immatérielle languissait dans le tunnel de l'instant-néant où :

 

... le passé et le futur se conjuguent au présent,

... la main droite du bien serre la main gauche du mal,

... le verso dévisage le recto,

... le tempérament se fait ni chaud ni froid,

... le gagnant et le perdant font joute nulle,

... l'ailleurs tourne autour d'ici,

... le défaut et la qualité se divisent la normale en deux parties égales,

... le ciel et l'enfer s’ entrelace...

 

Noyé dans les méandres de ses réminiscences, l'essence de Kolia, prisonnier de l'onde cérébrale des dieux, oscillait entre les limites de l’au-delà et de l’au-d’ici. Devait-il y rester ou en sortir? Avait-il atteint l'interface de son Nouveau Monde? Devait-il crever les membranes qui lui obstruaient les sens? Là où il était, Kolia ignorait que :

 

... le pour et le contre s'oppose également,

... l'intégration et la différenciation s'assimilent,

... le droit et le devoir s’embrouille d’égalité,

... l'obligation et la liberté se donnent le droit mutuel d'impartialité,

... le silence et le bruit composent la symphonie de l'harmonie monotone,

... les démons et les anges s'accordent sur la musique du Grand Bruit gris,

... Dieu et Diable recomposent di-eux et rêvent encore de refaire le monde à son image,

... i et o se neutralise dans l'indifférence du centre des opposés.

 

Puis, sans qu'aucun mouvement se manifeste, lentement, Kolia sentit une douce marée montante d'énergie bienfaisante envahir tous les organes éthérés de son corps. Il éprouvait un bonheur béat qui l'engourdissait d'aise. 

 

Soudain, des bruits sourds et torrentueux martelèrent ses tympans. Sans crier gare, tel un foudre de Jupiter, de zigzagantes flèches de lumière dardèrent ses pupilles jusque-là absentes. Kolia ressentit une douleur intense qui l'obligea à fermer rapidement les yeux. Une lueur rosée infiltrait ses nerfs optiques. Venait-il d'être éjecté hors du tunnel? Pourquoi ce mal de tête? Serait-ce dû au mal des transports ou au coup qu'il avait reçu sur le crâne quand le train l'avait frappé? Devait-il l'endurer encore longtemps? MAC l'avait pourtant assuré d'une arrivée indolore. Avait-il raté son départ? Son saut de la mort avait-il été mal synchronisé?

 

Kolia rouvrit les paupières. La lumière, toujours aveuglante, le força à les refermer aussitôt. Il voulut se protéger les yeux avec ses mains, mais ses bras restèrent collés au lit; des attaches les retenaient. Mac lui avait promis un meilleur monde. Pourquoi la situation semblait-elle renversée? Kolia cilla rapidement des yeux afin d'adapter sa vue à la myriade de photons qui l'assaillaient. Lentement, la pièce se révéla. Sa vision brouillée l'empêchait de distinguer l'endroit où il se trouvait. Un filet d'air infiltrait ses narines. Deux formes humaines s'approchèrent de chaque côté de son lit. L'une, blanche, éclatait de lumière; on aurait dit un ange nimbé. L'autre, noire, absorbait la clarté de la pièce tel un démon. À quoi rimait leur gestuelle à la fois angélique et maléfique? Kolia était-il rendu à son dernier jugement? Étaient-ce là les gardiens du ciel et de l'enfer envoyés par leur maître afin de récupérer son âme enchaînée au grabat du grand voyage?

 

Kolia aurait voulu leur parler, mais ses lèvres restaient liées. Quelque chose obstruait sa bouche. 

« Où suis-je? Dans quel monde? À quelle époque? » pensa-t-il.

La traversée aurait-elle duré plus longtemps qu'un instant? MAC l'avait-il trompé? Kolia s'attendait à mieux. Quand trouverait-il réponse à ses questions? Qui pourrait lui en donner? Plus le temps passait, et plus ses idées s'embrouillaient. Frustré de ses entraves, Kolia se contorsionna pour se libérer. Les deux formes humaines se dévisagèrent, abasourdies. La créature de lumière sortit précipitamment en vrombissant des sons que Kolia avait peine à comprendre. Il se retrouva seul avec l'être ténébreux qui gesticulait les bras ouverts vers le ciel en récitant des incantations. Lentement, Kolia tourna la tête et balaya la pièce indistincte. Il aperçut vaguement, sur sa gauche, deux appareils d'où provenaient les sons qu'il entendait. Il comprit qu'il se trouvait dans une chambre d'hôpital. 

 

Bribe par bribe, l'épave de ses souvenirs remonta à la surface de son cerveau. C'est alors qu'une pensée terrifiante traversa l'esprit de Kolia : « Ah! Mon Dieu! Maria, Anne, Claude? Où sont les miens? » 

 

Au même instant, deux formes humaines éclatantes de blancheur entrèrent dans la chambre, à pas de vent. L'une d'elles s'approcha de Kolia en le saluant :

  • Je suis le docteur Lachance. Vous avez été victime d'un grave accident. 

 

Lachance détachait les sangles tout en continuant d'informer Kolia : 

  • Il y a environ un mois, vous et votre petite famille reveniez d'une rencontre familiale lorsque votre auto est entrée en collision avec l'Express de minuit vingt. 

 

Les yeux ahuris, Kolia pointa de l'index l'objet fixé à sa bouche. Lachance le débarrassa du tube de gavage et reprit : 

  • Le train a frappé l'arrière de votre véhicule qui s'est retourné bout pour bout, avant d'être traînée sur environ cent mètres. 

 

Comme si c'était hier, Kolia revit ses deux enfants endormis sur la banquette arrière; la frayeur se lisait sur son visage. Le docteur le rassura : 

  • Heureusement, votre auto s'est décrochée en se renversant dans le bas accotement, sinon, elle aurait pu être projetée en bas du pont qui enjambe la “Rivière Grise” située en amont de la gare. 

 

Nerveusement, Kolia s'enquit des siens. Lachance lui sourit et répondit :

  • Ils sont maintenant rétablis des blessures mineures qu'ils ont subies. Je les ai contactés. Ils sont en route vers l'hôpital. Ils ont très hâte de vous voir. 

 

Le visage de Kolia s'éclaircit. Celui de Lachance s'assombrit. Tout en vérifiant les signes vitaux de Kolia, il poursuivit : 

  • Par contre, vous avez subi une grave commotion cérébrale qui vous a d'abord plongé dans un état cataplectique les trois premiers jours. Par la suite, votre état s'est dégradé et vous êtes entré dans un profond coma. Vous avez été raccordé à de l'équipement de survie. Depuis, le personnel de l'hôpital prend soin de vous, jour et nuit. 

 

Kolia s'inquiéta de sa vue embrouillée. Lachance le réconforta : 

  • Il se peut qu'à cause de votre commotion, votre vue soit brouillée pour quelque temps. N'ayez crainte, cet effet secondaire est temporaire. Votre vision devrait se rétablir à la normale d'ici peu. 

 

Puis, Kolia s'informa de la présence du prêtre. Lachance se tourna vers lui et reprit : 

  • À vrai dire, la possibilité de votre retour parmi nous s'estompait avec le temps. Dans votre état, un départ subit pouvait survenir à toute heure du jour ou de la nuit. En accord avec votre femme, j'ai demandé à l'aumônier Maccabée, chapelain de l'hôpital, de vous administrer le sacrement des malades. L'aumônier et soeur Marie-Angella, carmélite, vous rendaient visite ce matin pour officier lorsque vous avez miraculeusement repris connaissance. La soeur a alors accouru me prévenir de votre retour bouleversant.

 

Des bruits de pas, des murmures et de délicats ricanements animaient le couloir. La femme et les enfants de Kolia entrèrent, souriants, dans la chambre. Finalement, MAC avait dit vrai. Ce fameux monde renversant, où les siens l'attendaient déjà dans la joie, existait vraiment; il suffisait de vouloir prendre le billet du départ. Mais devait-il leur raconter ce qu'il avait vu, cette nuit-là, devant la gare?

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